Héloïse, amante, savante, abbesse… live !

par Frédéric Lefebvre-Naré

Ce 5 mars, l'Université inter-âges et Passerelle citoyenne co-organisent à Argenteuil une conférence sur la femme la plus célèbre de notre ville : Héloïse.

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À la tribune, Jacques Verger, auteur de "L'amour castré : l'histoire d'Héloïse et Abélard", et Alexis Grélois, co-auteur de "Argenteuil : une abbaye dans la ville".

Bien que l'invitation ait été fort discrète (la conférence ne figure pas sur le programme annuel de l'Université inter-âges, et je n'ai vu avant aujourd'hui aucune communication de Passerelle citoyenne), quelques dizaines de personnes sont venues, d'un âge moyen, une fois n'est pas coutume, supérieur au mien.

Dans l'agora de l'hôtel de ville, la Ville a créé une exposition "8 femmes" (argenteuillaises), "on est parti de la plus ancienne et la plus célèbre, Héloïse, pour arriver à notre sportive la plus connue", Clarisse Agbegnenou. "Des femmes lumineuses, au parcours de vie significatif : à 14 h dans l'Auditorium le 10 mars, nous vous les présenterons plus précisément."

Le maire Georges Mothron prend la suite pour nommer Clarisse Agbegnenou :-) , dire son plaisir d'être présent, et introduire les deux conférenciers, spécialistes l'un de l'histoire intellectuelle, l'autre de l'histoire du genre au Moyen-Âge. Il remercie Anne-Sophie Vuillemaud, conseillère déléguée à l'Université inter-âges, pour cette "dernière" car Anne-Sophie "ne repart pas pour le prochain mandat".

"Nous avons voulu nous interroger sur Héloïse, représentée tantôt comme une figure d'émancipation féminine, parfois comme soumise. Au-delà de la vue d'une femme du XIIème siècle, c'est de la place de la femme, moitié et plus de l'humanité, qu'il est question. D'où notre choix d'organiser ce rendez-vous dans le cadre de la Passerelle citoyenne, qui veut cultiver l'engagement citoyen, les valeurs de la République et du vivre-ensemble. Le combat pour l'égalité des femmes avec les hommes doit faire partie du socle républicain."

Anne-Sophie Vuillemaud rappelle que l'UIA propose deux conférences par semaine, hors vacances scolaires ; des films, le Ciné-UIA, "qui remportent, on peut le dire, un succès" ; des visites, et un voyage une fois par an dans une capitale culturelle européenne.

"Pour moi, Héloïse se présente comme faible, humble, alors qu'elle avait une vraie force. Ce n'est pas elle qui se rend le mieux hommage, nos conférenciers le feront pour elle !".

Jacques Verger confirme les "incidences actuelles évidentes" de la vie d'Héloïse. "Le souvenir d'Héloïse vivant à Argenteuil, est lié, évidemment, à l'abbaye Notre-Dame, même si les restes archéologiques sont pour l'essentiel postérieurs à Héloïse" (l'abbaye ayant été restaurée par les moines de Saint-Denis quand ils en ont pris possession en chassant Héloïse et les religieuses).

Alexis Grélois évoque donc l'histoire de ce monastère. "ll me semble que les fouilles ont révélé une strate d'incendie qui pourrait correspondre au passage des Vikings au IXème siècle". La reconstruction du monastère date du milieu du XIème siècle. "La communauté accueillait des femmes de conditions très diverses : des moniales (qui ne sont pas recluses à l'époque), des laïques, au moins une recluse… Imaginez une maison aristocratique qui accueille des femmes de statuts divers."

Jacques Verger : "Héloïse a été éduquée à cette abbaye, et y est revenue, y est devenue prieure, jusqu'à l'expulsion. Ces deux séjours sont des épisodes peu connus de sa vie, mais très important : c'est là qu'elle découvre la culture, puis la vie religieuse féminine, qui sera ensuite le sujet de toute sa vie."

"On peut placer sa naissance entre 1090 et 1095" (out 1096-97 d'après Sylvain Piron) ; "la date de son décès est bien connue : 1164."

"C'est une des femmes aujourd'hui les mieux connues du XIIème siècle, avec sa presque contemporaine Hildegarde de Bingen, avec Aliénor d'Aquitaine née un quart de siècle plus tard… Et elle était reconnue non seulement par Abélard, mais par d'autres contemporains illustres, Pierre le Vénérable, Bernard de Clairvaux."

"Les principales sources sont accessibles au grand public, traduites en français moderne et en d'autres langues. Elles ont été très étudiées et débattues. La première est l'autobiographie de son amant puis mari, Pierre Abélard, écrite au début des années 1130. Héloïse n'en est pas le sujet central, mais elle y est très présente, Abélard la fait même parier à la première personne."

"La deuxième source, ce sont les 10 lettres échangées ensuite entre Abélard et Héloïse, non datées, mais qu'on peut dater des années 1132-1137."

"On a proposé d'y ajouter un autre recueil, les 'Lettres des deux amants', connues par un manuscrit très tardif, du XVème siècle. La majorité des historiens sont restés sceptiques sur son attribution à Abélard et Héloïse ; je crois que c'est l'opinion d'Alexis Grélois, c'est aussi la mienne. (Mais) c'est un texte intéressant !"

"Concernant les lettres ultérieures, de 1132-1137, tout le monde est aujourd'hui d'accord sur leur authenticité. À ceci près que le plus ancien manuscrit, qui est assez tardif, du XIIIème siècle, vient du Paraclet, le monastastère d'Héloïse, et on se demande s'il a pu être remanié par Héloïse elle-même ou les religieuses qui lui ont succédé, jusque vers 1230."

"Il y a un certain nombre de textes de contemporains : des lettres de Saint Bernard ; de très belles lettres avec Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, une espèce de n°2 de la chrétienté du temps ; un chanoine lorrain, Hugues Métel… et il y a les textes produits par l'abbaye du Paraclet, des textes plut^pt administratifs mais assez typiques de ce qu'est Héloïse".

Alexis Grélois : "on a le 'Cartulaire du Paraclet', ensemble d'archives compilé au XVème siècle, dont 12 actes pontificaux datant du vivant d'Héloïse :un nombre exceptionnel ! Et une documentation relative au fonctionnement du Paraclet. Héloïse critiquait la règle bénédictine ; Abélard a écrit à sa demande une sorte de règle, puis une lettre sur la culture des moniales. Abélard a écrit des hymnes et sermons pour la communauté, malheureusement peu étudiés car non traduits."

Jacques Verger : "On a aussi les Problemata d'Héloïse, ensemble de sujets discutés au monastère et sur lesquels elle interrogeait Abélard."

Jacques Verger : "Évoquons maintenant la vie d'Héloïse, en faisant litière des légendes créées au XIXème siècle. Parmi ce qui reste obscur : ses origines familiales. Beaucoup d'historiens ont essayé de les reconstituer, à force d'indices ténus, ou d'imagination ! On a le nom de sa mère, Hersende, mais pas celui de son père. Il me paraît évident qu'elle est noble, vu ce qu'était l'abbaye où elle était placée. L'historien Guy Lobrichon a repris l'idée qu'Héloïse serait de la famille Garlande, qui était à l'époque dans la faveur du roi. Même si elle n'était que fille naturelle, ça la situerait à un certain niveau social. Des historiens ont estimé qu'Abélard était aussi dans la mouvance des Garlande… mais on n'en sait rien !"

"On peut essayer de reconstituer l'éducation qu'elle a reçue. D'abord à l'abbaye d'Argenteuil, puis à Paris autour de Notre-Dame, où elle est hébergée chez son oncle Fulbert."

Alexis Grélois : "À Argenteuil, une dalle porte la nom d'un diacre Addaldus ; elle est sans doute du XIème ou XIIème ; le diacre est 'maître d'art musical' : Héloïse a donc sans doute appris là le chant et la liturgie. Elle a acquis une connaissance biblique à travers la liturgie. Nous avons aussi de la communauté deux 'rouleaux des morts' de 1112-1113 ; ce sont les registres de condoléances de l'époque. Les deux rouleaux passés à Argenteuil sont celui de Mathilde, abbesse de Caen, fille de Guillaume le Conquérant, et celui de Vital de Mortain. Nous avons donc deux poèmes écrits à Argenteuil ; alors qu'Héloïse n'était pas encore religieuse, ce n'est donc sans doute pas elle qui les a écrits."

"Les religieuses, à l'époque, écrivaient des poèmes ; on leur en demandait ; ils sont malheureusement perdus."

Jacques Verger : "Une fois à Paris chez son oncle, celui-ci s'adresse à un des professeurs de l'école cathédrale, Abélard, pour qu'elle donne des leçons particulières à sa nièce. Abélard enseignait à l'époque la grammaire, le latin, la poésie, la logique, et commentait la Bible, mais je ne pense pas qu'il l'ait enseignée à Abélard. Héloïse a manifesté au long de sa vie une très bonne culture classique, elle connaît les poètes latins."

"La passion qui naît entre eux se heurte aux contraintes sociales et lignagères. Les amants sont surpris, Fulbert les sépare, ils continuent à se voir, rapidement Héloïse est enceinte, Abélard l'envoie dans sa propre famille en Bretagne, elle accouche d'un fils, qui reçoit le prénom assez curieux d'Astralabe, l'instrument des astronomes et astrologues… Elle laisse Astralabe dans la famille, rentre à Paris ; Abélard propose à Fulbert de 'régulariser', Héloïse refuse d'abord, mais Abélard obtient ce mariage. Clandestin. Mécontentement de Fulbert, qui craint une répudiation de fait. Fulbert fait châtrer Abélard par des hommes de main. C'est à l'époque le châtiment des violeurs, des ravisseurs…: un peu excessif par rapport au cas d'Abélard ! Les époux se séparent, entre en religion, Héloïse à Argenteuil sur l'ordre d'Abélard, et Abélard lui-même à Saint-Denis."

"Il semble qu'ils ne se voient plus guère. Abélard est victime de condamnations ecclésiastiques pour ses écrits, part en Champagne, puis comme abbé en Bretagne… Il apprend là que Suger a décidé de récupérer le monastère d'Argenteuil pour y mettre des hommes. Certaines religieuses partent avec Héloïse et s'installent grâce à Abélard au Paraclet. Abélard prend l'habitude d'y aller, fait figure de directeur spirituel… mais c'est à Paris qu'il enseigne. Il meurt en 1142 ; Héloïse obtient que son corps soit ramené au Paraclet. Leurs deux corps seront transférés au XIXème siècle au Père-Lachaise, avec un monument néo-gothique."

Alexis Grélois : "Héloïse était revenue à Argenteuil avant la castration ; Abélard le lui avait imposé… il ne se comporte pas très bien. Il avoue avoir eu des rapports sexuels avec elle dans le réfectoire…"

Jacques Verger : "mais pas à l'heure des repas."

Alexis Grélois : "à l'époque, quand deux personnes sont mariées, un des deux ne peut devenir moine si son conjoint n'en fait pas autant. Abélard castré voulait se réfugier à Saint-Denis ; il impose donc à Héloïse de se faire moniale."

"Suger étend le patrimoine de son abbaye en reprenant Argenteuil, où les moeurs étaient relâchées, et où il y avait des dissensions entre religieuses. Elles se dispersent, les unes en Brie, d'autres à Yerres, certaines avec Héloïse au Paraclet."

"La première charte du Paraclet, en 1131, parle d'un simple 'oratoire'. Dans les premiers actes pontificaux, il est placé sous le nom de la Trinité ; puis sous l'appellation, qui a fait scandale, du Paraclet. L'abbaye est soutenue par le comte et la comtesse de Champagne, et plus modérément par les rois capétiens. À la fin du XIIème, les religieuses demanderont que le nombre de religieuses soit limité à 60, ce qui en fait déjà une très grosse communauté. Héloïse a fondé une douzaine de prieurés, et été forcée par la comtesse de Champagne de créer une abbaye-fille, la Pommeraye."

"Ce qui est plus original : elle met en cause la règle de saint Benoît comme inadaptée aux femmes. Elle estime que les femmes ont besoin de viande. Elle s'inquiète que l'abbesse doive avoir à sa table les hommes, hôtes de l'abbaye. Elle demande à Abélard une règle. Abélard écrit dans la lettre 8 ce qui se présente comme des institutions. La thèse dominante est qu'elles sont fumeuses, mal construites, et sûrement inappliquées par la sage Héloïse. Mais si on la compare aux textes plus anciens, carolingiens, souvent des compilations de textes divers, on comprend que le dialogue intellectuel d'Abélard et Héloïse cherche aux sources du monachisme. Le texte est d'ailleurs assez drôle, avec ses attaques contre des moines de son époque, dont saint Bernard, même s'il n'est pas cité ! Héloïse en a donné une version simplifiée dans 'Nos institutions', sans doute rédigées en 1147 lors de la fondation de la Pommeraye. On a cherché des dissensions entre la lettre d'Abélard et les Institutions… mais ce sont plutôt des erreurs de lecture des textes !"

Jacques Verger : "Le renouveau du début du XIIème siècle est général : intellectuel, démographique, économique,… On circule plus facilement, la monnaie a une place plus importante. C'est l'époque des croisades, des contacts avec les communautés juives, en particulier en Champagne… Les pouvoirs se réorganisent, pouvoir pontifical comme pouvoir royal. De nouveaux centres scolaires se créent, de nouvelles manières d'enseigner. Abélard et Héloïse se situent au début de ce mouvement. Ils n'ont pas connu la vague des traductions du grec et de l'arabe, qui commence en 1150. Les écoles se multiplient en ville auprès des cathédrales, à Paris, Laon, Reims… Elles concurrencent celles des monastères comme le Bec, Saint-Denis… et celles de maisons de chanoines comme Saint-Victor à Paris. Dans cette culture, la Bible a une grande importance, ainsi que l'histoire religieuse, celle de l'Église primitive. Mais aussi les classiques, la poésie…"

Alexis Grélois : "Abélard dit que personne n'était aussi versé qu'Héloïse en latin, en grec et en hébreu. Et il insiste pour que les moniales apprennent ces trois langues. Il faut nuancer : cela correspond à une culture limitée, les "étymologies d'Isidore de Séville" et les commentaires de Saint Jérôme. Et dès le XIIIème siècle, le français s'impose dans les écrits du Paraclet."

Jacques Verger : "Il faut dire un mot d'Héloïse amoureuse. Denys de Rougemont a présenté le XIIème siècle comme celui de la naissance de l'amour, du couple… Celui d'Héloïse et Abélard, nous le connaissons tout de même très bien ! Ils parlent du sexe, de la passion, du désir, de l'amour, etc. Ce n'est pas forcément une volonté de secouer des contraintes anciennes. C'est l'époque d'une libération de la parole. Les textes d'Héloïse et Abélard sont antérieurs à toute la poésie courtoise, à Chrétien de Troyes, à l'histoire de Tristan et Yseult telle que nous la connaissons… Ce qui rapproche Héloïse de la culture courtoise, c'est la critique du mariage ! Comment concilier Héloïse amoureuse et Héloïse abbesse ? Beaucoup d'historiens ont conclu à un mystère, à un silence d'Héloïse".

Alexis Grélois : "Les lettres de consolation sont très fréquentes dans la littérature monastique de l'époque, de même que les traités contre le mariage. L'originalité, c'est qu'ici les auteurs sont un couple marié ! Le paradoxe d'Héloïse, l'histoire racontée dans la correspondance, c'est qu'Abélard, contraint et forcé, a fait son deuil de la relation, tandis qu'Héloïse est toujours dans la nostalgie charnelle. Mais le fait qu'ils soient enterrés ensemble dans le choeur de l'abbaye ! Un couple comme fondateur d'un ordre monastique ! C'est absolument exceptionnel."

"Les monastères de femmes étaient élitistes, réservés à l'aristocratie. Au XIIème siècle, des ermitages se transforment en institutions, et accueillent des personnes d'origines plus mélangées. À Fontevrault, près de Saumur, et dans sa constellation de prieurés, on accueille des hommes et des femmes, placés sous l'autorité d'une abbesse. Abélard s'en scandalise mais Héloïse sera bien abbesse… en rejetant l'idée d'une communauté double. On a besoin de quelques hommes, un prêtre, des 'frères convers' ou 'frères lais' pour les tâches manuelles… Héloïse en revient à un monachisme classique proche de la règle de saint Benoît, elle reprend une partie de la liturgie primitive des cisterciens de Bernard de Clairvaux."

Jacques Verger : "pour conclure : Héloïse n'a jamais été oubliée, et a presque toujours été évoquée en termes positifs, sauf (vers 1120) par la lettre de l'atrabilaire Roscelin. L'image d'Abélard est bien plus ambiguë ! Séducteur, homme cupide, novateur imprudent voire hérétique… Jusqu'à une date récente ! Un prieur de Cîteaux me demandait : 'vous êtes sûr qu'il n'était pas hérétique ?'."

"Jean de Meung, l'auteur du Roman de la Rose, a fait la première traduction en français de l'autobiographie d'Abélard. Il a mis en valeur la passion amoureuse ; suivi de François Villon, de Bussy-Rabutin, de Rousseau et sa 'nouvelle Héloïse', qu'il avait d'abord voulu titrer 'Lettres de deux amants' : il laïcise en quelque sorte les lettres d'Abélard et Héloïse. Michelet parle longuement d'Abélard et Héloïse, pour faire l'éloge de la liberté contre les contraintes de l'Église. Il insiste beaucoup sur la promotion de la femme au XIIème siècle, où, dit-il, 'Dieu changea de sexe'. Au XXème siècle, Gilson est plus sensible aux tourments et contradictions d'Héloïse. Actrice de la découverte de l'amour, de la promotion de la femme et de la liberté, elle n'a pas échappé aux contraintes sociales et religieuses. Gilson, dans son 'Héloïse et Abélard', cite un libéral du XIXème siècle, Charles de Rémusat, pour qui 'Héloïse obéit, mais ne se soumet pas'."

Alexis Grélois : "Tous ses changements de statut lui sont imposés par Abélard. À chaque fois, elle pleure… mais à chaque fois 'elle ne se soumet pas' au sens où elle pense sa nouvelle situation."

Le moment des questions !

— Qu'est devenu Astralabe ?

Il a survécu. Abélard a écrit des poèmes éducatifs pour lui, pas très intéressants… Après la mort d'Abélard, Héloïse demande à Pierre le Vénérable un piston pour Astralabe, 'si possible à Paris', il sera chanoine à Nantes.

— Vous avez évoqué la confiscation de l'abbaye d'Argenteuil. Je pensais que Suger convoitait les richesses d'Argenteuil, de façon terre à terre ?

Alexis Grélois confirme ! Mais cela fait partie d'un mouvement de suppression d'anciennes communautés féminines, remplacées par des moines réformés. Suger interdit notamment aux moines de Saint-Denis qui viendront à Argenteuil, par un règlement spécial, de consommer de la viande…

— Y a-t-il une relation entre Héloïse et le mouvement des béguines à la fin du XIIème siècle ?

Le lien est très ténu. Le point commun, c'est une vie religieuse informelle, qui était celle du vieil Argenteuil. On trouve des formes d'associations entre monastères et des femmes laïques qui cèdent leurs biens aux monastères.

— Héloïse évoque le fait que d'autres femmes ont consulté des hommes sur des thèmes religieux. Pense-t-elle à Hildegarde de Bingen ?

Non, Hildegarde se fait connaître dans les années 1140, après les lettres d'Héloïse et Abélard. C'est Bernard de Clairvaux qui fera le lien entre les mondes germanique et français. Une lettre d'Abélard cite une visite où Héloïse aurait reçu Bernard avec exaltation, vers 1130. Bernard citera plus tard 'l'abbesse du Paraclet', c'est à peu près tout. La condamnation d'Abélard à Sens, à l'initiative de Bernard, ont mis fin à leur relation !

— Héloïse souscrit-elle aux thèses théologiques d'Abélard ? Les a-t-elle pleinement comprises ?

Jacques Verger : "on lui prête beaucoup, mais on ne sait pas grand chose de sa culture théologique. Les traités d'Abélard avaient peu de manuscrits, ils sentaient un peu le soufre… L'influence d'Abélard venait plutôt des sermons qu'il a fait pour le Paraclet."

Alexis Grélois : "avec l'avènement de l'imprimé, les abbesses ont liquidé les manuscrits… on ignore ce que le monastère détenait !"

— La liberté de ton d'Héloïse au sujet de Dieu, qui peut aller jusqu'au blasphème, se retrouve-t-elle à l'époque ?

Jacques Verger : "je ne connais pas de textes aussi anciens qui aient cette vigueur. Mais il n'y a pas à mettre en cause sa foi !"

Alexis Grélois : "elle n'a pas été critiquée pour cela ! Il y a des passages qui peuvent paraître mettre Dieu en cause dans les lettres 2 et 4, mais cela finit avec la lettre 6, il faut voir les lettres comme un tout."

— Et ce qu'elle dit sur le désir et le sexe, sa légitimité, le retrouve-t-on chez d'autres femmes de l'époque ? (comme côté masculin chez les Goliards…)

Jacques Verger : "à la fin du XIIème siècle oui, dans le contexte courtois, dans des oeuvres tout à fait littéraires. Dans les propos d'Yseut par exemple."

Alexis Grélois : "Pour trouver des expressions équivalentes à l'époque d'Héloïse, il faut chercher dans la France du Sud, la littérature des troubadours, y compris de femmes troubadours."

— Le contexte politique n'est pas du tout évoqué par les lettres d'Abélard et Héloïse ?

Jacques Verger : "Effectivement ! Ils n'ont pas d'implication politique, à la différence de saint Bernard par exemple. Il y a chez Abélard de rarissimes allusion à l'islam, au monde musulman, mais qu'en connaissait-il ? Des vingt dernières années d'Héloïse, il ne reste pas grand chose, pas de textes personnels. Leur univers est assez étroit : c'est la France capétienne. Ils bénéficient plutôt (du développement) de la monarchie capétienne. Ils s'intéressent plutôt à la réforme de l'Église."

Alexis Grélois : "c'est un contexte de 'réassurance des princes' au détriment des seigneurs châtelains (locaux). Dans de très rares textes, Abélard fait allusion aux 'tyrans', termes qu'utilise Suger pour attaquer les seigneurs châtelains. Mais il est bien difficile de voir des liens entre les épisodes de leur vie, et les événements politiques. Ils ne parlent pas des croisades…"

Remerciements et applaudissements ! Et livres apportés par le Presse-Papier ! Et une exposition dans l'Agora de la mairie.

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