Argenteuil, une ville où il fera bon venir et où il fera bon vivre

par Frédéric Lefebvre-Naré. J'avais écrit cette longue réflexion comme contribution aux débats d'Argenteuil en commun. Les camarades me suggèrent de le poster ici, bien qu'elle reprenne en partie 2 textes déjà publiés sur ce blog. J'ajouterai plus tard des liens vers diverses sources ou autres billets sur les différents sujets effleurés ici. Bonne lecture, commentaires bienvenus !

Un fait divers tragi-comique à Argenteuil

Tout a commencé dans un bar près de l’esplanade Salvador Allende.

Monsieur J. L., marié et père de famille nombreuse (sept enfants, et sa femme était enceinte) passait dans ce bar l'essentiel de ses jours de repos, avec un groupe d'amis dont S. P.

Ce vendredi-là, J. L., après un coup de trop ou plusieurs coups de trop, s'était carrément endormi sur place, dans la chaleur de début août.

S. P. a cru drôle de lui enlever une chaussure, et de la cacher.

Quand J. L., à son réveil, s’est rendu compte qu'il était à moitié chaussé, il a dû enlever sa deuxième chaussure, tout en demandant qu'on lui rapporte la première. Mais S. P., toujours très fin, a attrapé le deuxième soulier et l’a jeté par la fenêtre ! D'où le soulier est tombé directement… dans un puits.

Que faire ? S. P., après s'être excusé, part chercher de quoi récupérer la chaussure, chez les commerçants voisins, sur Paul Vaillant-Couturier. Il ne trouve rien qui fasse l’affaire. Discussion, éclats de voix, qui attirent d'autres commerçants… S. P. commence à descendre dans le puits à la recherche de la chaussure… J. L. s'emporte contre les commerçants qui ne l'aident pas ! Une altercation commence !

Le beau-père de J. L., attiré par le bruit ou peut-être prévenu par un des témoins, arrive sur les lieux : il sait son beau-fils bagarreur, et craint que la situation ne dégénère. Malgré ses 70 ans, il se jette sur J. L., l'attrape par le col et "l'engueule" en lui ordonnant de se calmer. Mais J. L., énervé, se débat, et en essayant de se dégager, donne un coup de pied dans le bas-ventre du beau-père.

Le pied n'est pas chaussé … Pourtant, le coup est violent. Plié en deux, le beau-père rentre immédiatement chez lui, où il se couche.

Hélas, c'était une hémorragie interne, qui fut rapidement fatale au septuagénaire : les secours ne purent rien faire.

J. L., arrêté et placé en détention, risque évidemment très gros. Son beau-père avait eu le temps, avant de mourir, de lui pardonner son acte involontaire ; peut-être cela pèsera-t-il dans la décision des juges.

En attendant, les quelques biens de J. L. devraient être saisis pour dédommager sa belle-famille… C’est certainement elle qui devra prendre en charge ses sept, et bientôt huit enfants.


Ce fait divers n’est pas bien glorieux.

D’autres villes font l’actualité avec des événements plus prestigieux : victoires européennes en football, accueil d’événements internationaux, ouverture de musées ou monuments époustouflants…

Argenteuil est connue pour une réplique de Nicolas Sarkozy sur les « racailles », pour le souvenir des émeutes d’il y a 30 ans sur sa « dalle », pour les explosifs qu’y avait stockés le terroriste Reda Kriket,… Ses habitants regrettent souvent l’image que leur ville donne à l’extérieur ! La mort d’un septuagénaire, tué par son propre beau-fils d’un coup de pied mal placé, entre querelle d’ivrognes et bagarre de rue, ajouterait du grotesque dans le malheur.

Et pourtant, cette histoire témoigne aussi des richesses d’Argenteuil. Des tempéraments actifs et directs ; une amitié fidèle ; la bonne volonté générale ; la solidarité familiale, avec tous ces parents et beaux-parents qui restent près de leurs grands enfants, et ceux-ci près de leurs parents, prêts à s’entraider.

Cette petite histoire, quand je l’ai apprise, m’a dit que la société argenteuillaise résiste à tout. Aux guerres de religion et aux bombardements. Au bref passage de grandes figures de l’Histoire, comme à l’implantation de quantités d’immigrants venant du monde entier. Aux bouleversements politiques et aux révolutions économiques, de la vigne au maraîchage, du maraîchage à l’industrie, de l’industrie à la grande incertitude d’aujourd’hui.

Cette petite histoire date du 7 août 1463 ; elle est racontée par Eliane Hartman dans « Argenteuil au XVème siècle ». Je trouve qu’elle aurait pu se passer l’été dernier. Bon : sur l’ancienne Grande Rue devenue « PVC », il n’y a plus de puits ; et aujourd’hui, en voyant l’état du beau-père, on appellerait le SAMU, le 15, qui l’emmènerait à l’hôpital tout proche. Mais quand je fais mon footing sur PVC, sur le parcours des « 10 km d’Argenteuil » aujourd’hui disparus, la chaussure de J. L. est-elle si loin ?…


Argenteuil n’a pas beaucoup écrit son histoire, faute de duc ou de comte, faute d’Université, faute de grande entreprise qui aurait traversé les temps. Argenteuil, si proche de Paris, à une grande heure de marche, est restée dans l’ombre et la dépendance de la capitale depuis sa fondation, depuis quinze siècles. Argenteuil a été dix fois brutalisée par l’Histoire, plus qu’elle n’a fait l’Histoire.

Et pourtant elle reste, aujourd'hui encore, entre berges de Seine et montagne du Parisis, un petit pays solidaire au-delà des chicayas, confiant au-delà des inquiétudes, discrètement accueillant, entreprenant, amical.

Héloïse, ancienne élève de notre abbaye partie habiter et étudier au chevet de Notre-Dame de Paris, amante puis épouse secrète de son génial professeur Abélard, revint à Argenteuil cacher le scandale, et illumina la communauté de sa culture et de son talent.

Victor de Mirabeau, « l’Ami des Hommes », avait quitté Paris trop cher et loué meilleur marché à Argenteuil, rue de Seine. Il apprécia assez l’accueil des Argenteuillais pour leur offrir une promenade plantée sur l’ancienne île ; et pour se faire enterrer chez nous, le 13 juillet 1789.

Claude Monet, venant lui aussi de Paris, trouva près de la gare d’Argenteuil la maison idéale pour un peintre de plein air : à quelques minutes de train de sa clientèle et des salons, à quelques minutes de marche de multiples tableaux à peindre : autant de confrontations entre la puissance délicate de la nature, et l’ordre rectiligne de la modernité technique. Mais la rapidité du développement industriel brisa cet équilibre. Monet quitta Argenteuil, un peu trop tôt pour faire la connaissance de Karl Marx, qui habita chez sa fille Jenny deux numéros plus haut, dans la même rue. Jenny trouvait les Argenteuillais bien lourdauds. Monet ne les montre pas, ou les esquisse à peine, passants lointains sur son « boulevard Héloïse ».

Les Argenteuillais ont pris l’habitude d’être comptés pour peu de chose ; de servir, au mieux, de figurants lors des déplacements des puissants du jour.


Cela veut dire que les transports en commun dont nous avons besoin (le tramway, la « tangentielle Nord », le prolongement du métro) sont retardés de décennie en décennie, pendant que des dizaines de milliards sont dépensés dans un pharaonique « Grand Paris Express ».

Cela veut dire que notre Hôpital doit faire des pieds et des mains pour financer sa modernisation, alors qu’il a une des plus grandes fréquentations en Urgences ; pendant que des milliards passent dans les hôpitaux vitrines de grands pontes parisiens.

Cela veut dire que, pour 112000 habitants, l’enseignement supérieur se résume à un début d’IUT jamais terminé, et à un « master » en Algeco.

Cela veut dire que, quand toutes les villes de France, de Paris à Châtellerault en passant par Nantes ou Amiens, retrouvent leurs berges de fleuve pour la promenade, Argenteuil reste coupée de la Seine par une 4 voies, 365 jours sur 365.

Cela veut dire que, quand le Président de la République promet un rendez-vous au maire d’Argenteuil qui conteste le départ de l’usine Dassault, le maire d’Argenteuil peut toujours attendre.

Ville pacifique, sans médias, sans ressortissants influents dans les hautes sphères, Argenteuil est laissée pour compte dans les arrangements entre puissants.

L’ancienne « forteresse rouge » s’est effondrée avec les délocalisations industrielles, depuis 40 ans. La ville s’est appauvrie, l’urbanisme est devenu incohérent, le projet collectif s’est perdu.

Les municipalités d’Argenteuil rament, galèrent, voire se noient dans la montée des besoins. Elles ont le sentiment que sur la rive, personne ne vient à leur secours : Etat, collectivités, villes voisines, grandes entreprises, médias, tous ou presque fermeraient les yeux sur notre naufrage, ou iraient voir ailleurs.


Et pourtant, Argenteuil a tout pour plaire. Elle a tout pour attirer les Héloïse, les Mirabeau et les Monet de demain. Aucun de ses atouts, aucun de ses talents, ne se sont perdus. Il lui reste seulement à retrouver et assumer son identité, celle de notre site, de notre terroir, de notre ville.

Car Argenteuil a trouvé sa prospérité quand elle a attiré les habitants, les décideurs, les influenceurs de Paris. Quand Argenteuil a été belle physiquement, par ses paysages visibles depuis la capitale, par son fleuve et ses rives. Quand Argenteuil a été belle socialement, humainement, par sa tradition de convivialité et d’ouverture à l’étranger.

Dans une société accueillante, l’activité commerciale, économique, trouve un terreau favorable.

Notre Conseil Municipal le disait très bien, il y a 156 ans, quand il a choisi de faire de l’ancienne île un espace de loisirs, en regroupant ailleurs les commerces, car « la plus grande partie de la prospérité d’Argenteuil est dans l’embellissement de ses promenades, » celles que Mirabeau avait fait planter et que Monet représenta à de nombreuses reprises.

Pouvons-nous retrouver aujourd’hui ces choix et cette stratégie de développement, quand un siècle d’industrie lourde est passé par là, que la population a plus que décuplé, que le béton et le bitume ont recouvert la grande majorité du territoire ?

Il me semble que oui.

Le 19 janvier 2018, sur la radio RFI, une nouvelle habitante, Natalia témoignait de son arrivée à Argenteuil :

« C’est vrai qu’on a eu un coup de cœur. La ville, on est juste en face du centre commercial, c’est une rue très vivante. C’est vrai que c’était le plus pratique pour le travail, moi je travaille en plein Paris, donc gare Saint-Lazare, je suis à 10 minutes de la gare. J’ai grandi à Paris, j’adore Paris, (mais) pour un loyer comme celui qu’on paierait ici, on aurait une chambre ou un 10 m2 à Paris, alors qu’ici on a 3 pièces ».

Quatre éléments : le coup de cœur d’abord — la vie commerciale — les trajets pratiques — et enfin, l’économie. Les quatre mêmes sur lesquels comptait notre Conseil Municipal, il y a 156 ans.


Pour retrouver ce fil, pour renouer avec notre histoire, pour retrouver des perspectives de développement, nous devrons remplacer cette industrie lourde qui a fait notre croissance entre temps, des années 1880 aux années 1970, qui avait chassé les peintres, les promeneurs et les régates, puis qui nous a elle-même quittés.

L’industrie avait suscité le développement à Argenteuil d’une culture ouvrière formidablement vivante, entreprenante, créative. C’est à Argenteuil qu’en 1966, le Parti communiste français a fait le choix de la liberté de création culturelle, remettant en question la « dictature du prolétariat ». Il disait lors de ce comité central d’Argenteuil, par la voix de Louis Aragon : « La culture, c’est le trésor accumulé des créations humaines. L’héritage culturel se fait chaque jour, il a toujours été créé au présent, c’est le présent qui devient le passé, c’est-à-dire l’héritage ».

Il nous reste à créer au présent la nouvelle industrie argenteuillaise. Dans la révolution du numérique, des data, de l’image, notre passé et notre image doivent devenir une ressource. Dans la révolution des interfaces et de l’ergonomie, nos siècles de convivialité et d’ouverture, au-delà des incidents tragiques, doivent nous donner des longueurs d’avance. Dans la mondialisation économique, la diversité des origines de nos familles doit devenir un atout maître.


Alors nous pourrons négocier en bonne position avec l’État, parce qu’il aura envie de s’engager à Argenteuil, comme il a eu envie de le faire sur Saint-Denis ou sur Nanterre.

Nous trouverons des partenaires pour rénover notre salle des fêtes en la gardant publique, car elle méritera d’être considérée comme d’intérêt territorial, départemental et même régional.

Nous donnerons envie aux agents municipaux de s’impliquer au maximum dans leur mission de service public, au lieu de les faire passer pour des chasseurs de primes de présentéisme.

Nous construirons un avenir pour les quartiers du Val Nord et de Joliot-Curie, que depuis 30 ans nous ne savons que réparer, mais qui continuent à se désagréger.

Nous trouverons les fondations ou les institutions qui feront revivre notre ancien hôpital, notre musée, notre patrimoine. Nous aurons enfin un circuit des impressionnistes qui fera venir les visiteurs du Japon, d’Amérique ou d’ailleurs, et leur donnera envie de s’investir chez nous.

Nous obtiendrons que la ligne de chemin de fer de grande ceinture reprenne, que le quartier des Deux-Gares sorte de sa décrépitude et devienne notre premier foyer d’activité.

Nous redeviendrons l’un des centres de l’Île-de-France, une ville où il fera bon venir et où il fera bon vivre.

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